Il semble que les commémorations des évènements de « Mai 68 » soient plus appuyées et médiatisée que par exemple celles de 2008. Pourquoi ?
Déjà, un demi-siècle ça se fête ! J'ai aussi le sentiment que cette année, il y a des choses qui bougent et qui ne bougeaient pas avant. Les oppositions qui étaient auparavant rigides, je pense à Nicolas Sarkozy, qui ne voulait pas en entendre parler il y a 10 ans, tranchent avec un regain d'intérêt aujourd'hui ; mais qui dépasse de loin le carnaval culturel dans lequel « Mai 68 » était habituellement intégré. Cette lecture, colportée par les médias était issue d'une volonté politique de réduire ces évènements aux revendications des seuls étudiants de Saint-Germaindes- Prés. On parle d'ailleurs de « Mai 68 » et non de “Mai-juin 68”, qui correspond quand même à la plus grande grève ouvrière de l'histoire de France. Ces deux évènements sont imbriqués et renvoient à une critique fondamentale de la société française. Pour autant, les commémorations des 40 ans ont été remarquables car elles correspondent à la sortie d'ouvrages documentés très bien faits, en raison d'un accès aux archives, ce qui n'était pas le cas avant, du fait de la règle de consultation à 30 ans. Si en 1998, on a vécu le premier élan historien, le temps de la maturité intervient en 2008, et d'ailleurs, bon nombre d'auteurs sont passés à d'autres périodes de recherches. 2018 correspond plutôt à une continuité dans une forme de réactualisation de « Mai 68 » avec une action forte des témoins qui ont vécu les évènements. A Lyon par exemple, ce sont les militants de l'époque qui commémorent et plus seulement les témoins autorisés que l'on a pu voir partout dans les médias.
Qui sont ces témoins ?
Il y a deux générations, celle d'abord qui s'est politisée durant la guerre d'Algérie - avec les oppositions entre le Front de libération algérienne (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA) – associée au catholicisme social qui a joué un rôle important à Lyon. Sans oublier des mouvements comme ceux de la Chronique sociale de France ou d'Economie et humanisme qui vont politiser leur membres. Cette génération est déjà formée et sait ce qui arrive en « Mai 68 ». La deuxième génération, plus jeune, se politise pendant les évènements.
Peut-on faire un rapprochement entre les mouvements qui émaillent actuellement les universités françaises et les commémorations de mai 68 ?
Je suis intervenu récemment à Lyon 2 sur « Mai 68 ». Il y a eu des questions sur la constitution des mouvements sociaux et l'avis désabusé que ceux-ci étaient très peu suivis. En 68 c'était pareil ! Si les médias se questionnent beaucoup sur un retour de « Mai 68 », les étudiants restent fortement intéressés par la genèse d'un mouvement social et ses applications. Et les commémorations ne réanimeront pas la flamme. L'histoire reste de l'histoire et ne se réinvente pas, elle nous aide à comprendre le présent et le futur mais ne le présage en aucune manière. Je crois que ces commémorations peuvent faire ressortir des oppositions qui remontent à 1973, si l'on prend l'exemple des universités de Lyon 2 et Lyon 3. Quand on créé les deux établissements, l'objectif est clairement de constituer une fac de droite et une de gauche, à l'instar d'autres villes en France. Alors que l'organisation des études devait être clairement établie entre les deux universités lyonnaises, elles se sont finalement retrouvées en concurrence avec par exemple, des cours d'histoires dans les deux facs.
L'histoire universitaire de Lyon est finalement récente, la volonté de créer aujourd'hui une université unique (Université de Lyon) ne provient-elle pas justement de dissensions passées ?
Mai 68 a marqué Lyon avec la prise en compte que le monde universitaire s'émancipait. Avec 70 000 étudiants à cette période, Lyon est la deuxième ville universitaire de France. Ses étudiants sont issus de la grande bourgeoisie et font du droit ou médecine... L'uni- … versité plus ouverte et technique arrive avec la création de l'Insa en 1957, d'où partira d'ailleurs « Mai 68 ». C'est de là que Lyon va vivre avec son université. Jusqu'alors, c'étaient seulement les grandes écoles techniques qui faisaient la réputation de cette ville de commerçants et d'ingénieurs.
L'histoire reste de l'histoire et ne se réinvente pas, elle nous aide à comprendre le présent et le futur mais ne le présage en aucune manière.
L'empreinte économique locale a donc fortement marqué l'évolution de cette histoire universitaire ?
En 1950, Lyon est la première ville industrielle de France avec 42 000 établissements du secteur, c'est considérable. Je pense à la vallée de la chimie mais également à l'intérieur de la ville et la présence de nombreuses usines. Quand “68” éclate à Lyon, c'est fatalement avec les ouvriers, qui habitent des bastions comme Berliet ou Rhodiacéta. J'ai l'impression que l'on a vite oublié « Mai 68 » à Lyon, peut-être plus qu'ailleurs, et que la ville a mis longtemps pour évoquer ces évènements. Peut-être la peur du scandale... Je pense à l'absence criante de Louis Pradel durant les évènements, qui n'est pas sorti de sa mairie par exemple.
Comment « Mai 68 » a marqué ensuite Lyon dans les années 70_?
Lorsqu'on a commencé à travailler sur cette période avec mes confrères, les documents consultés et les rencontres on révélé une ville de Lyon très ouverte sur l'extérieur alors que l'on aurait pu croire que sa discrétion était plutôt synonyme de rétractation. Lyon est en phase avec Paris et aussi avec l'international, car « Mai 68 » est un évènement mondial avec notamment la guerre au Vietnam en résonnance. En cette période contestataire, Lyon existe à l'échelon national autour de trois évènements. Le premier élément reste bien sûr la mort du commissaire Lacroix sur le Pont Lafayette la nuit du 24 mai. A la suite de tragique évènement, il y a un avant et un après, autant à l'échelon national qu'international. Avant les étudiants sont les victimes, après ce sont les policiers. L'autre élément c'est la mobilisation au théâtre de Villeurbanne par son directeur emblématique Roger Planchon qui mobilise en mai 68 les metteurs en scène de toute la France pour lancer une grande réflexion sur l'avenir du théâtre en France. Auparavant, citons la grève de Rhodiaceta (1967) qui mobilise des ouvriers jeunes qui s'opposent aux forces de police et qui ne respectent pas les syndicats, avec une extrême gauche efficace. Cette lutte ouvrière est quasiment la première en France. Je fait une parenthèse, sur les trimards, ces marginaux qui s'étaient installés dans la faculté de lettres, QG de la contestation étudiante. Leur présence même questionne toute les Trente glorieuses. Et on s'aperçoit que cette période n'est pas glorieuse pour tout le monde. Les trimards, c'est l'autre face de le jeunesse lyonnaise : en déserance et qui va faire cause commune avec les étudiants en mai-juin 68.
Comment se sont organisées vos recherches ?
Aux archives départementales et municipales on retrouve beaucoup de documents. Quand on travaille sur ce type de recherche on s'intéresse, à la série W, qui corresponde aux périodes contemporaines. Autre source d'informations, les comptes-rendus du cabinet du préfet. On y retrouve l'ensemble des correspondances entre la préfecture et les autres services de l'Etat comme la police. On mesure alors l'évolution de la situation jour après jour. Nous trouvons aussi quelques des analyses sur les évènements. Certaines sont farfelues comme celles qui attestent que Daniel Cohn Bendit aurait été financé par les révolutionnaires cubains… En revanche, dès que l'on veut approndir, on se heurte notamment aux Renseignements généraux très réticents à divulguer leurs archives. Nous avons également accès aux sources syndicales comme celles de la CFDT ou de la CGT. A propos des archives de particuliers, nous avons collecté des sources orales, c'est à dire effectué l'enregistrement de témoins de l'époque. C'est un peu aléatoire car peu de militants par exemple constituent des archives. D'autres peuvent aussi avoir écrit leurs mémoires mais dont la pertinence reste toute relative.
Quels sont les faits marquants de l'après « Mai 68 » à Lyon ?
Toutes les années 70 sont riches et capitales dans la compréhension de l'évolution de la société française marquée essentiellement par l'émancipation de la femme et le mouvement féministe. Je retiens notamment les années 1975 et 1979 avec les lois sur l'IVG. Des groupes homosexuels se mettent également en place à Lyon comme le fond homosexuel d'action révolutionnaire. Les luttes ouvrières se poursuivent avec la consolidation du mouvement d'extrême gauche. A Lyon, on constate la naissance des mouvements maostes. Ils vont avoir une influence sur les mobilisations diverses durant cette période post-68. La lutte ouvrière de l'usine de Penarroya en 1972 est emblématique. Elle réunit des travailleurs, pour la plupart immigrés, qui travaillent dans l'extraction de plomb usagé. Ils se mettent en grève et sont soutenus par des groupes de maoïstes composés de médecins qui vont intervenir auprès des grévistes. Ce sont les immigrés qui mènent la grève. L'intensité est telle que pour la première fois, la Sécurité sociale prendra en compte les effets du saturnisme sur la santé et son intégration dans les maladies liées au travail. Il y a aussi la grève de la faim des sans-papiers de Feyzin en 1973. La période est politique et pas culturelle, il faut s'impliquer et beaucoup de gens s'investissent. Même dans la presse, prenez le Journal du Rhône : Tandis que le Progrès arrête de paraître à cause d'un mouvement de grève, la CFDT, le Parti socialiste unifié et (PSU) et la Jel (Syndicat des étudiants lyonnais) se réunissent et décident de créer un journal. Pendant trois semaines, il paraîtra tous les jours à 20 000 exemplaires et sera distribué par les militants.
La guerre du Vietnam implique par ailleurs la création de comités locaux qui à Lyon, l'accueil des réfugiés chiliens s'organise après le coup d'État de Pinochet, sans oublier le soutien aux travailleurs immigrés qui se prolongera dans les années 80 avec la défense des sans-papiers et aujourd'hui les migrants. Et puis il y a la cause de l'environnement qui émerge, c'est le début de la politique écologique et en 1977 survient l'accident de Creys-Malville et la mort de Vital Michalon qui éveille les esprits. C'est durant cette période que naît aussi la notion d'autogestion qui a aujourd'hui complètement disparu. Vivre dans son environnement proche et construire soimême son mode de production. Cela conduit par exemple à Lyon à une nouvelle approche pour repenser la ville. De là s'organise une lutte à la Croix-Rousse avec les célèbres affiches : « La Croix-Rousse ne cédera pas, nous y resterons ». L'organisation militante se structure alors sur Lyon : des institutions comme la librairie La Gryffe ou Radio Canut, ou des restaurants historiques comme Le coup du canon ou Les tables rabattues en sont des exemples probants. Aujourd'hui la plupart de ces sites ont disparu mais il persiste une vie associative militante active. Cette conscience que l'on peut faire bouger les choses par la contestation date clairement de « Mai 68 », cette troisième voie au-delà du politique et du syndicalisme.
Vincent Porhel : Ses dates clés
2018
Programme de recherche en cours :
“Le militantisme PSU dans le Rhône
(1960-1989) »
2013
Membre du jury du CAPES
histoire-géographie
2009
Co-écriture (avec Michelle Zancarini-Fournel) de « 68', révolutions dans le genre ? », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés
2008
Auteur de « Ouvriers bretons : conits d'usines, conits identitaires en Bretagne dans les années 1968 », PUR
2005
Doctorat en Histoire à l'Université Rennes 2
EXPOSITION JUSQU'AU 29 JUIN « Eclats de mai 68 »
Les Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon proposent une exposition d'archives intitulée « Eclats de mai 68 ». « Cette évocation de Mai 68 à Lyon ne prétend pas constituer une rétrospective complète ou une analyse approfondie de ces événements qui suscitent toujours aujourd'hui des échanges passionnés et contradictoires. Conformément à la mission des Archives départementales et métropolitaines, elle veut seulement mettre à la disposition du plus grand nombre une présentation de documents de provenance diérente, aujourd'hui conservés dans nos fonds et qui témoignent de l'activité et des positions de diérents protagonistes, au risque d'en orir une vision « éclatée » et forcément incomplète. » 34, rue du Général-Mouton-Duvernet à Lyon 3e - Entrée gratuite, sans inscription, dans la limite des places disponibles, tél. 04 72 35 35 00, archives@rhone.fr